Le temps était des plus maussades ; tombait une pluie froide de fin d'automne. « Triste dimanche » se dit Valentin en regardant par la fenêtre de sa chambre, « on ne voit même plus les montagnes... J'ai fini mes devoirs, je sais mes leçons, je ne peux ni courir ni faire du vélo et de toute façon avec ce temps pourri... J'ai fini de lire mon dernier bouquin, tous les copains sont en famille, qu'est-ce que je peux faire ? »
Il en était là de ses réflexions moroses quand son téléphone vibra : « Lemoine appelle » afficha son écran. « Lemoine, un dimanche ! Étrange... » Il accepta la communication.
— Ah Valentin, bonjour, comment vas-tu ?
— Bonjour mon adjudant-chef, mon état s'améliore doucement mais je ne peux pas encore bien bouger.
— Ah ! Tu ne pourrais pas venir jusqu'à la brigade ?
— Vous travaillez un dimanche ?
— Oui, je suis d'astreinte aujourd'hui. J'ai quelques éléments à te soumettre à propos de ton agression.
— C'est à dire que je ne peux pas encore bien tenir le guidon de mon vélo, et à pied avec ce temps...
— Oui, oui... Écoute, si tu es disponible et si tes grands-parents sont d'accord, je peux venir te voir.
— Pour moi, pas de problème. Attendez, je demande : Za ! Yanco ! Monsieur Lemoine veut venir me voir, vous êtes d'accord ? cria-t-il en éloignant le téléphone de sa bouche. C'est OK pour eux mon adjudant-chef, je vous attends.
Un quart d'heure après une Mégane de la gendarmerie se gara devant la maison des Valmont. L'adjudant chef, radio HF dans une main, ordinateur portable dans l'autre, s'avança dans l'allée du jardin. La porte s'ouvrit sans qu'il eut besoin de sonner.
— Bonjour madame Valmont, bonjour monsieur, je ne vous dérange pas trop ?
— Non, pas du tout. Entrez. Ce n'est pas grave au moins ?
— Non, c'est au sujet de l'enquête sur l'agression de votre petit-fils. Je voudrais discuter un peu avec Valentin, solliciter ses souvenirs, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. C'est tout à fait informel, il n'y aura pas de procès-verbal de notre conversation. Je peux monter dans sa chambre ?
— Prenez plutôt mon bureau, vous serez plus confortables. Valentin, tu peux descendre ? cria monsieur Valmont.
— Re-bonjour mon adjudant-chef, vous voulez un cours d'informatique ? dit Valentin en voyant l'ordinateur dans la main de Lemoine.
Celui-ci sourit.
— J'en aurais bien besoin parfois. Que veux-tu, je ne suis pas né avec, comme toi ou tes copains.
— Dites, votre Mégane de la gendarmerie a l'air neuve !
— Eh oui ! Grâce aux bons résultats de la brigade, j'ai eu plus de poids pour demander le renouvellement du matériel.
— Dites donc, il grésille bien fort votre talkie-walkie.
— Oui, mais je suis obligé de le laisser en position réception, permanence oblige.
— Ce n'est pas si gênant, qu'est ce que vous désirez me dire ? Vous avez retrouvé ceux qui m'ont tabassé ?
— Non, pas encore mais il m'est venu une idée. Quand quelqu'un subit des sévices, il faut toujours se demander qui peut lui en vouloir. Dans ton cas, je ne sais pas ce qui se passe au collège mais en dehors, je me souviens que tu as eu maille à partir avec la famille Dubois de la Capelle à propos du ponton. De plus, le lieutenant de la brigade fluviale du lac m'a rapporté le problème que tu as eu avec ton copain lorsqu'un skieur nautique a fait chavirer votre canoë. Ce skieur, c'était le jeune Dubois. Au fait, u as pu sauver ton téléphone noyé ?
— Il était complètement HS, mais le Charles-Henri me l'a remplacé par un modèle supérieur.
— Spontanément ?
— Je n'irai pas jusqu'à dire cela, mais il l'a fait.
— Un appareil neuf ?
— Absolument, il ne s'est pas défilé, un iPhone 6S.
— Ça va chercher dans les combien ?
— Entre cinq cents et sept cents euros, ça dépend de la mémoire installée.
— Ils ont les moyens ! Je ne te cache pas que j'ai soupçonné ce jeune homme d'avoir payé des voyous pour te donner ce qu'ils appellent une leçon. Je suis allé chez lui pour enquêter, belle villa entre parenthèses. Bien sûr il a nié farouchement y être pour quelque chose et sa sœur était là pour appuyer ses dires. Comme j'hésitais encore à les croire, ils m'ont montré une photo, un selfy comme vous appelez ça, qui les montre tous deux dans leur salon. Comme je leur ai dit que ça ne prouvait rien, ils ont agrandi la photo et derrière eux on distingue nettement un poste de télévision avec à l'image l'animatrice vedette d'une chaîne d'information continue. On peut même lire l'heure : 19.12
— C'était bien le dimanche où je me suis fait tabasser ?
— C'est la raison pour laquelle je voulais te voir, il m'ont montré les données enregistrées en même temps que la photo, il semble bien que oui.
— Cette photo, vous l'avez ?
— Je lui ai demandé de m'expédier son dossier-photo de ce jour là par mail. C'est pour cela que je suis venu avec mon PC. Regarde toi même, ajouta l'adjudant en ouvrant son ordinateur portable. Il faut attendre un peu, il est long à chauffer...
— Il a quel âge votre PC ?
— Sept ou huit ans.
— En effet, c'est une vieille bête. Pas un dinosaure mais presque.
— Ah, voilà, c'est dans ce courriel là. Pièces jointes, tu vois, il y a quatre photos, une du lac à Saint Thomas, jolie d'ailleurs, leur selfy et deux autres prises en montagne, ce doit être dans le massif des Bauges.
— Pouvez-vous les transférer sur mon adresse mail : valval@bbox.fr.
— Je ferai ça en rentrant à la brigade.
— Je les regarderai attentivement et je vous dirai mon avis. C'est tout mon adjudant-chef ?
— Oui, à moins que des bribes de souvenirs te soient revenues.
— J'ai essayé mais rien de plus que ce que je vous ai dit à l'hôpital. Et ici ? Du nouveau dans le village ?
— Non, tout est calme, quelques procès verbaux pour excès de vitesse en agglomération, et puis un jeune d'une quinzaine d'années pris en sens interdit sur un cyclomoteur à l'échappement trafiqué.
— Quelqu'un du collège ?
— Non, il n'est pas du village, je ne l'ai jamais vu par ici. Je l'aurais reconnu car il a un look très particulier avec sa tenue léopard.
— Il s'appelle comment ?
— Je ne sais plus trop, Alonzo, Kenzo, quelque chose comme ça, tu le connais ?
— Ces prénoms ne me disent rien. Ça va lui coûter cher ?
— Au moins quatre vingt dix euros pour le sens interdit, cent trente cinq euros s'il a trafiqué son échappement, sans compter l'excès de vitesse, au moins quarante cinq euros.
— C'était quand ?
— Vendredi dernier.
— Aïe ! Ce n'était pas son jour à ce... Kenzo !
Une heure après le départ de l'adjudant-chef Lemoine, quand Valentin reçut sur son iPhone la notification de l'arrivée d'un nouveau courriel, il activa l'ordinateur familial, récupéra son courrier électronique et enregistra les photos jointes.
Il lança ensuite le logiciel de traitement d’images de son grand-père et ouvrit la photo dont lui avait parlé l'adjudant. C'était un banal selfy avec en premier plan les enfants Dubois de la Capelle, le garçon et la fille, sourires figés de circonstance. La première idée qui lui vint fut « pourquoi faire un selfy dans une maison ? » On fait plutôt ce genre de photo quand on veut se montrer à côté d’un site exceptionnel, plus généralement quand on a l'intention de montrer quelque chose à quelqu'un.
Les personnages légèrement décentrés prouvaient que ce n'était pas leur premier portrait et que la photo ne devait rien au hasard. Le poste de télévision occupait une grande partie de l'espace laissé libre par les personnages. Valentin ne put s'empêcher de penser que c'était voulu, mis en scène. Il agrandit la photo au maximum de la lisibilité et distingua l'heure en bas de l'écran, à gauche du bandeau des annonces de la chaîne d'informations. Qui parmi les jeunes comme eux regardaient ce type de chaîne d’informations ? Le pourcentage devait voisiner le zéro, pensa-t-il. Dix neuf heures douze indiquait l'écran du téléviseur, comme Lemoine lui avait dit. Il cliqua sur l'onglet « Propriétés de l'image » du logiciel puis sur « données EXIF » . Il passa rapidement sur les premiers renseignements fournis, marque de l'appareil, vitesse de prise de vue... et nota ceux qui lui semblaient plus importants.
IMG_1164.JPG : Ça c'est le numéro et le format de l'image.
Créé 2017:11:05:19:12 : l'année, le mois, le jour, l'heure et la minute.
« Cinq novembre, c'était bien ce fameux dimanche et dix neuf heures douze... oui, tout semblait correspondre ». Cette photo constituait un véritable alibi innocentant Charles-Henri.
« Me serai-je complètement trompé ? »
Il fit venir à l'écran l'image précédente numérotée IMG_1163.JPG. Elle représentait une vue du lac et, d'après les ombres des montagnes, prise le matin apparemment depuis le ponton controversé. Valentin redemanda au logiciel d'afficher les données EXIF : Créé 2017:11:04:10:25. C'est bien cela, la veille, samedi quatre novembre à dix heures vingt cinq, donc avant le selfy. Il fit ensuite venir celle qui suivait : IMG_1165.JPG, Le logiciel lui indiqua Créé 2017:11:04:15:42. L'anomalie lui sauta aux yeux : samedi quatre novembre quinze heures quarante deux, la veille également. Comment une photo prise un samedi pouvait-elle être classée par un logiciel après une autre prise un dimanche ?
Valentin fit venir à l'écran un dossier de photos personnelles. Les images s'affichèrent sous forme d'icônes. Il en choisit une au hasard, cliqua dessus du bouton droit de sa souris et demanda les données EXIF de celle-ci. Il essaya ensuite de les modifier : impossible, son logiciel de visionnage ne lui permettait pas !
Fermant toutes les fenêtres ouvertes à l'écran du PC, il lança son moteur de recherche et tapa au clavier « modifier données exif photo ». Quasi instantanément, la recherche lui proposa en première page quatre programmes capables d'exécuter cette opération. Pour être sûr de ses conclusions, il téléchargea le premier logiciel proposé, l'installa et tenta la manœuvre qui lui sembla vraiment enfantine. Le doute n'était plus permis.
Charles-Henri Machin devait s'y connaître un peu en informatique, assez pour manipuler les données caractéristiques d'un fichier mais il n'avait pas eu suffisamment de jugeote pour modifier les numéros des fichiers voisins afin de conserver la bonne chronologie.
Valentin éradiqua le logiciel téléchargé, ferma toutes les fenêtres. Il se renversa dans le fauteuil à roulette de son grand-père, ferma les yeux et réfléchit profondément.
- J'occupe leur ponton, ça ne plaît pas à la famille.
- Nous les mouillons un peu, ça ne leur plaît pas, le père porte plainte.
- La plainte est classée par l'adjudant-chef, ça ne leur plaît pas.
- Les enfants Machin se croient permis de se venger en faisant couler notre canoë mais ce faisant, ils se mettent hors la loi et se font prendre en flagrant délit par la gendarmerie.
- Le père est fatalement mis au courant à cause de la séquestration du hors-bord, il décide d'arrêter les hostilités et oblige son fils à remplacer mon smartphone. Celui-ci le fait mais me garde une tenace rancune.
- Il promet à deux imbéciles de les payer pour me démolir mais sachant que je vais le soupçonner, il se forge un alibi.
- Je viens de démolir cet alibi, je peux le faire coincer par l'adjudant-chef Lemoine.
- Dois-je le faire ?
- Si je le fais, l'affaire va continuer et sa rancune encore grandir.
- Si je laisse tomber, il va se croire bien plus malin que moi, ce qui est plutôt une bonne chose et aussi plus malin que l'adjudant-chef.
- Il ne doit pas savoir que j'ai vu son selfy trafiqué mais il sait par ma lettre que je suis au courant de tout.
- Je crois que je vais garder cette information des données EXIF trafiquées pour moi en me gardant la possibilité de les signaler. Oui, c'est ça, ajoutée à la vidéo de Bouboule, cela fait une dissuasion de plus.
- Qu'est-ce que je dit à Lemoine ? Mentir ? Dire la vérité ? Je n'aime pas mentir...
Valentin se redressa, avec une grimace due à la douleur se rappelant à lui quand il faisait un mouvement un peu brusque. Il lança le logiciel de courrier et rédigea :
Mon adjudant-chef,
J'ai pu mettre en évidence une manipulation des images que vous savez en comparant les numéros des fichiers et les données EXIF des photos. Cela ne fait que confirmer vos soupçons.
Seulement voilà : le manipulateur en question est dans ma classe et je ne veux pas d'une guerre permanente entre nous. Je me suis arrangé pour qu'il m'ignore à l'avenir et cela me convient.
Mes amis ont pu identifier les deux autres types et croyez-moi, ils n'auront plus envie de recommencer bien qu'ils n'aient subi aucune brutalité de notre part.
Je vous demande de classer l'affaire, ainsi tout ira pour le mieux me concernant, la dissuasion est mieux que la guerre, n'est-ce pas ?
Votre dévoué,
Valentin